side a écrit
Apporter un bout de philosophie.
Nietzsche a écritUn nihiliste est un homme qui juge que le monde tel qu’il est ne devrait pas exister, et que le monde tel qu’il devrait être n’existe pas. Donc vivre (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a pas de sens : ce qu’il y a de pathétique dans le nihilisme, c’est de savoir que « tout est vain ».
(Fragments posthumes IX, 60. Automne 1887)
Nietzsche a écrit« Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains, je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière ; l’avènement du nihilisme.)
(Fragments posthumes XIII, 11, 411)
« Le nihilisme, c’est l’auto-révélation du mensonge foncier de la philosophie en son envoi platonicien, sa mythomanie. À la racine de ce mensonge, il y a le contrat premier conclu avec la science : les formes mathématiques n’étaient, justement, que des formes. Elles ne délivraient pas la plénitude de Principes à quoi se fier aveuglément, comme le Bien, l’Eternel et l’Immortel, mais un vide purement instrumental, une sublimation de la pulsion prédatrice et carnassière.
Un primate, il y a quelques dizaines de millénaires, subit une modification génétique qui s’avère être une sorte de miracle instrumental : naît la technologie, chasse et agriculture, qui permet à cette espèce, à partir du Néolithique, de prendre peu à peu le dessus définitif sur toutes les autres.
Par son concept de « volonté de puissance », Nietzsche désublime la sublimation métaphysique, montre que l’appropriation techno-scientifique de l’étant, sur laquelle métaphysique et théologie ont construit leurs belles fictions, n’étaient que sublimation utilitaire des techniques les plus archaïques.
Les autres animaux ont des mâchoires, des becs, des serres, des muscles constricteurs pour dévorer leurs proies ; nous, nous avons reçu de la seule contingence in-sensée du devenir (et non de « l’être » fixe de la métaphysique), l’arme absolue, l’arme fatale de la technologie, qui nous permet de nous approprier, avons-nous cru, toutes choses de manière illimitée, dans des proportions délirantes par rapport aux capacités préhensives et alimentaires de milliards d’espèces ayant peuplé la Terre jusqu’à nous.
Etre fidèle à Nietzsche, c’est donc aller encore plus loin que lui. Qu’est-ce à dire ? Que la situation « nihiliste » est encore plus dramatique qu’il ne pouvait l’entrevoir.
Il faut approfondir son diagnostic : certes, la science nous donne accès à « de » l’éternel. C’est grâce à notre faculté mathématique que nous savons, justement, que notre univers est né il y a quinze milliards d’années, et que notre espèce n’est qu’une étincelle perdue dans cette « éternité » conquise par la science, dont les autres animaux n’ont pas la moindre idée.
Le nihilisme c’est de prendre la métaphysique au mot : oui, il y a de « l’éternité », - mais il n’y a que l’éternité qui soit éternelle. Ni les planètes, ni les bactéries, ni les animaux ne le sont : le « devenir » nietzschéen l’a en effet emporté à plate-couture sur « l’être » fixiste des métaphysiciens et théologiens.
Mais ce que ne voyait pas Nietzsche du « devenir » n’est à son tour « une bonne nouvelle » (un "gai savoir") qu’illusoirement. Car précisément, ce que nous démontre la facticité de la science et de l’emprise technologique, c’est que l’impasse métaphysique (et donc le nihilisme même) est encore plus profonde que ne le croyait Nietzsche.
C’est qu’il semble bien que l’animal susceptible de s’approprier l’éternité formelle de ce qui est, l’animal scientifique, accélère la précarité de toute chose plutôt qu’il ne la dépasse, qu’il n’accède lui-même à l’éternité et à l’immortalité (par Dieu dans les fanatismes d’hier et d’aujourd’hui, par l’eugénisme biogénétique…)
Déjà, la vie terrestre – ce résultat lui-même miraculeux d’ «
improbabilités infinies », comme disait Arendt - , avec l’appropriation végétale de l’eau et de la lumière, ou animale par l’alimentation végétarienne puis prédatrice, est infiniment plus précaire que la matière minérale ou cosmique.
Notre situation, en d’autres termes, est un oxymore tragique : plus l’on s’approprie de choses (la fermentation des sucres par les bactéries aux origines de la vie, puis la lumière et l’eau par les végétaux, puis le végétal et la proie par les animaux, enfin les vérités « éternelles » du cosmos par la science), plus en quelque sorte, on en paie le prix.
L’éternité sur laquelle s’est longtemps extasiée la métaphysique se paie de son exact contraire : d’une précarité et d’une évanescence vertigineuses de toutes choses, jusqu’à l’extinction désormais programmée de l’espèce techno-scientifique, si nous ne réagissons pas à temps (et le fait est que nous ne réagissons toujours pas.)
On peut alors, en franchissant, renoncer au concept même de nihilisme : en montrant qu’on ne renonce à rigoureusement rien, sinon à des fantômes, en laissant l’éternité, l’immortalité, le Bien normatif, l’être fixe, la vérité unilatérale etc. au néant littéral dont ils procèdent (et c’est pourquoi ceux qui prétendent encore croire à ces grands Principes, comme Alain Badiou, voient du « nihlisme » absolument partout !)
L’enjeu ne peut plus être nietzschéen, à savoir : bénir la « volonté de puissance », la hiérarchie du génie sur les masses médiocres, les pleins pouvoirs donnés, contre toute « moraline » métaphysique et théologique, à la pulsion appropriatrice démesurément amplifiée par la technologie.
On peut produire une description conceptuelle et catégorielle du précaire, du devenir incessant, du miracle statistique inouï de la vie sur Terre et de l’apparition de la science, description aussi rigoureuse dans son développement que le furent les grandes architectoniques métaphysiques.
On peut s’émerveiller de l’apparition de toutes choses, de notre univers il y a quinze milliards d’années, de la vie sur Terre, enfin de la virtuosité techno-scientifique qui nous est tombée dessus et s’est consolidée il y a seulement une petite dizaine de millénaires.
Tout ce qui nous entoure, parce que miraculeusement précaire, relève en soi du merveilleux ; mais nous ne nous en rendons toujours pas compte.
Et on peut alors, enfin, poser la seule question qui mérite désormais de l’être en et par la philosophie : l’être humain, sachant désormais cette précarité essentielle et omnivore qui est son élément, saura-t-il enfin se montrer digne du cadeau miraculeux, la virtuosité technologique, qui lui a été fait non par quelque Dieu, mais par la contingence pure ?
Ou s’évertuera-t-il, dans sa cécité suicidaire, à se comporter en enfant éternellement gâté de la « Création », à savoir en assouvissant son avidité sans limite sans regarder aux frais, désormais apocalyptiques ? »
Medhi Belhadj Kacem (« Après le nihilisme »)