side a écritApporter un peu de philosophie
Nietzsche a écrit La volonté de système est un manque d’intégrité.
QUE RESTE-T-IL DE L’ANTI-SYSTÈME ?
« Nietzsche n’a cessé d’écrire contre les systèmes, c’est-à-dire contre toute prétention de l’esprit à prendre sa propre loi pour celle des choses, donc à légiférer sans reste sur l’essence des choses et sur l’ensemble de leurs rapports pour se soumettre ensuite à leur loi comme si elle était éternelle et inconditionnée.
C’est, fondamentalement, penser « l’être » sous forme d’un « devoir-être et condamner tout ce qui ne s’y conforme pas à un manque d’être, c’est-à-dire d’obéissance.
La connaissance est un tyran qui a fait de l’esprit son propre esclave, au nom de cette loi qu’elle avait elle-même inventée.
Cette tyrannie de l’idée sur la chose, Nietzsche la nomme généralement idéalisme. Celui-ci règne sur la philosophie, la science et la morale depuis au moins Platon, mais peut-être est-il le fait du langage lui-même, qui a toujours pris la nomination des choses pour les choses elles-mêmes.
Il fait de nous des croyants, et pas seulement dans le domaine religieux. Nous croyons à l’existence de choses telles que le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l’injuste. Mais
« si quelqu’un dissimule quelque chose derrière un buisson, puis le cherche à cet endroit et finit par le trouver, il n’y a pas grand lieu de s’en glorifier. » (Vérité et mensonge au sens extra-moral)
À l’époque où Nietzsche entre en philosophie, bien des idéalismes règnent encore sous la forme de systèmes. Mais le plus fascinant, le plus effrayant, c’est celui qui a su légiférer sur l’ensemble de l’histoire, sur la signification même du devenir et de ses contradictions au point de faire de la contradiction même la loi de l’histoire, et de sa synthèse le devoir-être du présent, sa téléologie.
L’hégélianisme et après lui ses piètres avatars, l’historicisme et le positivisme, ont cru que la vérité progressait, et l’homme avec elle, vers ce qu’ils auraient toujours dû être et n’avaient pu devenir que par l’accomplissement sans reste du système se refermant. Le projet était grandiose, le résultat fut misérable : l’assomption du présent, la glorification du dernier venu, le triomphe de l’actualité. C’est tout
« ce système extrêmement développé d’antagonismes dont se compose le « monde moderne » (Lettre à Malwida von Meysenburg) que Nietzsche entendra mettre en détresse par l’inactualité de ses considérations, sa critique de la modernité et jusqu’à travers la pensée de l’éternel retour.
Il ne s’agit pas simplement d’une réaction antimoderne, mais d’un sens historique nouveau – généalogique - , et plus encore d’une responsabilité pour l’avenir. Le privilège démesuré que la modernité s’accorde à elle-même oblitère lourdement le futur. Nietzsche au contraire prive l’histoire de toute téléologie et le présent de toute prérogative. Il opère des sélections, prélevant sur l’époque le peu qui aurait encore assez de puissance pour devenir, promettre et croître.
Or ce travail de sape et de sélection est précisément ce qui reste, pour nous, ici, maintenant, de Nietzsche à l’adresse de lecteurs, qui, selon lui, n’existaient pas encore à son époque et qui n’existent peut-être toujours pas aujourd’hui. S’il y a chez Nietzsche une dialectique, c’est bien celle du « livre pour tous et pour personne » qui fait le sous-titre du Zarathoustra. Nous ne savons jamais d’avance ce qui restera de nous aprs que nous aurons traversé les forces centrifuges de ses textes.
Or les systèmes sont centripètes. Ils absorbent tout et ne pensent qu’à leurs propre perfection. En réalité, ils ne prennent pas la lecture au sérieux. C’est pourquoi, pour Nietzsche,
« la volonté de système est un manque d’intégrité. » (Crépuscule des idoles)
Sa volonté à lui est d’une toute autre sorte : non pas volonté du système parfait, mais désir d’un lecteur parfait, dont la perfection interdirait celle du système.
À quoi ressemblerait un tel lecteur ?
« Quand j’essaie de m’imaginer le portrait d’un lecteur parfait, cela donne toujours un monstre de courage et de curiosité, et en outre quelque chose de souple, de rusé, de prudent, un aventurier et un explorateur-né. » (Ecce home)
Or, à l’intérieur d’un système, on n’explore pas à l’aventure, on fait le tour du propriétaire. C’est toujours le système qui est rusé, jamais le lecteur. L’auteur s’arroge la centralité de l’oeil divin et nie finalement qu’un lecteur ait des yeux. L’auteur Nietzsche au contraire se diffracte en lecteurs innombrables.
« Mais notre propre aspiration au sérieux est de tout comprendre en tant que devenir, de nous renier nous-mêmes en tant qu’individus, sonder le monde par le plus d’yeux possible, de vivre dans des impulsions et des occupations de faon à nous former des yeux. » (id)
Ce qui reste d’un philosophe, c’est toujours ce qui a échappé à son système,
« ce point qui est un fragment de personnalité et appartient à cette part d’irréfutable et d’indiscutable que l’histoire se doit de préserver. » (La philosophie à l’époque des Grecs, préface)
Part à préserver parce que fragile, exposée et perméable au monde, et changeant avec lui. Mais part irréfutable parce qu’elle veut s’approprier le monde et le dominer. Nous ne sommes pas les sujets de la connaissance, nous sommes un mode du connaître (comme l’araignée, qui a plus d’yeux que nous, comme la mouche qui elle aussi
« sent avec elle voler le centre du monde » (Ecce Homo)
Le vivant est toujours une appropriation de l’altérité qui l’altère, une unification du divers qui le multiplie, une intrusion dans des sphères étrangères elles-mêmes intrusives, une mise en perspective du milieu dont il n’est lui-même qu’une perspective, c’est-à-dire une interprétation.
C’est là que les difficultés commencent. Et s’il nous faut êtres des monstres de courage, c’est que le danger est grand. Méfions-nous de ce que nous croyons avoir reçu de Nietzsche, nous ne sommes pas des lecteurs parfaits. Le régime nietzschéen de l’interprétation semble nous avoir allégés de la Vérité, mais nous sommes bien trop légers pour évaluer nos évaluations. Le soupçon a fait école, mais le relativisme nous a rendus plus bêtes et l’immoralisme plus brutaux. Il se pourrait finalement que le gai savoir nous ai fait de fausses joies et que l’esprit libre nous ait affranchis à trop bon compte.
Nietzsche avait raison d’affirmer :
« Je n’ai jamais su l’art de prévenir contre moi. » (Ecce Homo)
Dans les années 1930, des hordes d’esclaves se sont autorisées de ses citations pour se croire des maîtres, confondant le « triomphe de la volonté » avec celui du ressentiment et le dépassement de l’homme par son extermination. Et il est vrai que la très grande imprudence de Nietzsche aura été d’avoir sous-estimé la violence pulsionnelle de la modernité épuisée ; il lui a parlé le langage de la puissance, du tragique, de la guerre et du danger parce qu’il voyait venir l’impuissance de derniers hommes qui ne désireraient plus que l’anesthésie du bonheur, de la paix et de la sécurité. Si seulement…
Les restes de Nietzsche, sur les ruines de l’Europe, ont fini par trouver de meilleurs destinataires : de véritables explorateurs du devenir et penseurs de l’immanence, archéologues des pouvoirs et libérateurs des puissances. Monstres de curiosité qui, tel Foucault, ont vu surgir de la généalogie l’effacement possible de l’homme ; qui, tel Deleuze rapprochant Nietzsche de Spinoza se sont demandé de quels affects nous serions capables et comment ils nous transformeraient ; qui, tel Derrida, ont imaginé les traces laissées par la politique nietzschéenne de la langue.
Mais voilà, il nous faut beaucoup de prudence pour expérimenter et nous nous sommes laissé enivrer par de petites jouissances chaotiques et des délires bon marché, nouveaux esclaves de l’instant, oubliant que pour Nietzsche, comme pour ses héritiers « post-structuralistes », le désir est une ascèse et que la philosophie dresse des forces anti-chaos.
Depuis, des générations d’interprètes ont proposé de Nietzsche des lectures probes et patientes (deux qualités éminemment nietzschéennes). Ils ont pris au sérieux, à proportion de son anti-systématisme, sa profonde cohérence, son effort opiniâtre pour dire ce que l’ébranlement de la vérité, de l’homme et du langage rendait presque impossible à dire. En bons philologues, ils ont pris acte que
« la généalogie est grise » (Foucault) et qu’il faut travailler. Parfois contre les lectures, plus créatrices que fidèles, de la glorieuse génération précédente, et toujours contre celles, myopes ou précipitées, de ceux qui pensent devoir clamer pourquoi ils ne sont pas nietzschéens, ce qui n’importe à personne.
On peut en tout cas formuler un critère sûr : toute familiarité avec Nietzsche est trompeuse et y trouver du réconfort serait le pire. Je me méfie de quiconque, à la lecture de Nietzsche, n’éprouve pas un peu de détresse. (Mais ceux qui n’y rient jamais me paraissent également suspects.) La détresse est une voie royale pour Nietzsche : elle le fait entrer en philosophie ; elle constitue son diagnostic de la modernité ; elle est le
pharmakon (ce philtre, à la fois remède et poison, auquel Platon comparait l’écriture) qu’il nous prescrit. Devant l’impossibilité moderne de maîtriser et de hiérarchiser le chaos d’instincts de lutte que nous sommes, Nietzsche entend intensifier notre affolement pulsionnel jusqu’à le détruire pour ouvrir la voie à de nouvelles configurations. Il nous rappelle la complicité profonde entre la connaissance et la souffrance, entre la liberté et la contrainte, entre la joie et la cruauté.
Mais voilà, incurables eudémonistes
(= partisans de la doctrine morale selon laquelle le but de l’action est le bonheur ), nous ressemblons à ces hommes de la place du marché qui s’écrièrent :
« Donne-nous le dernier homme, ô Zarathoustra, fais-nous devenir ce dernier homme ! Et nous te faisons grâce du surhomme ! » (Ecce Homo)
Le problème de l’interprétation, c’est qu’on n’a toujours que celle qu’on peut.
Que reste-t-il à faire de Nietzsche ? Pour commencer, se mettre à son tempo, qui est extrêmement lent. (Il faudra d’ailleurs cesser un jour de s’extasier devant la fulgurance aphoristique de son style : Nietzsche est prolixe, ressasseur, ruminant.) Comprendre l’accélération du temps comme le fait Harmut Rosa
( Accélération/ 2005/ ed.de la Découverte) ou la postmodernité par la fin des grands récits comme le suggérait Jean-François Lyotard
(La condition postmoderne/ 1979/ ed.de Minuit), c’est manquer le fond de l’affaire. Le devenir est lent, l’incorporation des valeurs et la spiritualisation des instincts prennent des lustres.
Ce faisant nous sentirons toujours davantage combien le type anthropologique dont Nietzsche fait la généalogie (« L’homme moderne ») est encore le nôtre et combien le préfixe de « postmoderne » est au fond peu de chose. Nos grands récits sont encore pieux, sous un très grand nombre de rapports : ceux de la science, du droit, de la philosophie, de la politique, de la religion, de la morale, de la psychologie et de la physiologie. Et avec cela caractérisés par une certaine intériorité chaotique, une anarchie des instincts qu’on peut bien appeler, si l’on veut, une sorte d’épuisement névrotique. Cette impuissance ne doit pas dissimuler la violence inhérente à cette contention extrême. Elle confère toujours quelque chose de sourdement fanatique à nos opinions, à nos croyances, à nos désirs, et ce, jusque dans nos relativismes et autre « perte de valeurs ». Nous ne sommes pas assez puissants pour nos scepticismes et pas assez libres pour nos convictions. Trop de valeurs ou pas assez, le résultat est le même.
Enfin, puisque l’ « homme démocratique » est le type anthropologique que nous sommes et auquel s’adresse pour l’ébranler la terrible « grande politique » nietzschéenne, c’est en tant que démocrates et citoyens de démocraties libérales que nous devons lire Nietzsche, nous confronter à son antidémocratisme affirmé et à son antilibéralisme ambigu. On ne pourra occulter l’idée selon laquelle, pour Nietzsche, l’égalité de tous les hommes ampute chacun d’une part de sa puissance et l’empêche de croître ; que ni la dignité ni la liberté ne sont données d’avance mais se conquièrent de haute lutte, localement et conditionnellement, dans des processus inévitables de hiérarchisation sans lesquels il n’y a pas d’élévation. C’est pour nous la part proprement inaudible de sa philosophie, la mise en détresse de notre détresse (car nos détresses concernent toujours la fragilité de notre puissance, de notre liberté et de notre dignité).
On ne fera pas de Nietzsche un démocrate et il n’est pas question de se faire antidémocrate pour lui faire plaisir. C’esr précisément parce que nous ne sommes encore ni assez puissants, ni assez libres ni même assez dignes de nos idéaux démocratiques que nous devons arracher à la « grande politique » nietzschéenne la possibilité de micropolitiques nouvelles, à la « grande santé » des formes expérimentales de subjectivité et de gouvernementalité : l’économie subtile des oui et des non, la dialectique fragile de la solitude et de l’amitié, l’équilibre vital de la mémoire et de l’oubli, l’art délicat de commander et d’obéir, sont autant d’exercices nietzschéens capables de créer des configurations nouvelles et des formes plus hautes de vie. La philosophie de Nietzsche permet cette appropriation, qui ne sera pas une nouvelle falsification mais la nécessité d’une interprétation souple, rusée, prudente, aventurière et exploratrice.
« À partir d’ici, libre à une autre sorte d’esprit que le mien de poursuivre. Je ne suis pas assez borné pour un système – pas même pour mon système. » (Fragments posthumes)
Il nous appartient de déterminer à partir d’où nous poursuivrons, et dans quelle direction.»
DORIAN ASTOR